vendredi 28 février 2014

Rambutan


 Souvent ici, il arrive que la vie exauce de menus vœux du quotidien, à peine formulés au fin fond de mon fort intérieur.


 Hier, en traversant le quartier à pied pour aller faire une course, je levais les yeux vers de hauts arbres chargés de magnifiques fruits rouges  qu'on appelle "rambutan"= "poilus". La saison bat son plein, et cela faisait quelque jours que j'avais interrompu la cure de rambutan à laquelle je me soumets avec délice ces temps-ci. 
Sachant qu'il n'y avait aucune chance de rencontrer un vendeur de fruit sur la route, j'ai remisé mon envie par devers moi, et continué mon chemin nez au vent.
Au retour l'heureux hasard de mon itinéraire nous a fait rencontrer un homme qui récoltait ces fruits à l'aide d'une grande perche. Il m'avait déjà offert d'autres fruits dont j'ai oublié le nom il y a quelques mois déjà, et il eut l'excellente idée de renouveler ce beau geste. Après une petite causette avec sa famille, je suis repartie avec un sac plein de ces fruits délicieusement juteux, le cœur plein d'une gratitude émue envers ces gentils voisins et l'Indonésie toute entière.



Ouvrir l'épaisse peau caoutchouteuse hérissée de ces petits pics mous caractéristiques, découvrir une chair blanche un peu translucide attachée autour du noyau, engloutir tout le contenu de la cosse qui a juste la taille d'une bouchée, grimacer pour détacher la chair sucrée et l'avaler, recracher le noyau, balancer les cosses étoilées au loin... un plaisir sans faim.

   
 
                                     

En plus d'être savoureux le ramboutan est beau, il illumine les jours ternes et pluvieux, les abondantes grappes rouges suspendues dans les cîmes rappellent la manne qu'est la saison humide et les nuances de son mûrissement éclatent quand le soleil revient.








jeudi 27 février 2014

"Hey! Mystère!"

Enfin, c'est plutôt "Hey Mister!" qu'on entend à chaque coin de rue à Java quand on est blanchette  (ou blanchot, rien de change, c'est "mister" pour tout le monde). Ou "bulé" = albinos au sens propre, et pâle occidental, par extension, ou encore "Londo" = hollandais.

Les voyageurs de passage apprécieront (ou pas) d'être interpellés joyeusement, et traités comme des êtres à part.  Au temple de Borobodur, par exemple les visages pâles sont l'attraction des visiteurs locaux, à chaque étage de la pyramide on leur demande de poser pour une photo au milieu d'une bande de copains, ou au bras d'un inconnu. Pour le blanchot de passage, cela renforce peut être un peu l'ego, on se sent comme une star de la télé qui sort en ville, ou comme un aventurier du XVIIIème touchant de lointaines contrées où nul occidental jusque lors n'avait encore mit les pieds (Pourtant depuis Marco Polo, pas mal d'entre nous ont fait le voyage, en 2013, 8,8 millions d'étrangers ont visité l'Indonésie) . Pour l'indonésien, je ne sais pas bien, (y-a-t-il un tumbler avec toutes les photos de bulé? Est-ce une curiosité exotique qu'il faut garder en souvenir ?) et même si j'ai quelques pistes pour interpréter ce curieux phénomène, la fascination du blanc reste pour moi  une sorte de mystère.

Certes, le contraste attirant l’œil, vu de l'extérieur un blanc en Indonésie ça donne quelque chose comme ça:


Mais cela n'explique pas tout.

Après plus d'un an de résidence à Java je ne m'habitue toujours pas à être considérée avant tout et surtout, toujours et partout comme une blanchette, rien qu'une blanchette. Chaque fois que je mets le nez dehors je suis dévisagée,  montrée du doigt ou saluée comme le pape, je suscite l'ébahissement comme une panthère rose sortie de l'écran, les enfants ricanent, les jeunes filles pouffent, et hier soir encore tandis que je passais en vélo, trois jeunes gens qui grattaient joliment leur guitare se sont arrêtés de chanter, comme les cigales qu'on effraie sur son passage en été.
Le plus souvent, cette discrimination est amenée de façon très aimable. On me sourit, on me questionne sur mes origines, sur ma vie, et cela peut être perçu comme une courtoisie faite à l'étranger, respectant l'antique devoir d'hospitalité. 
Commercialement, j'ai parfois envie de faire mes courses avec un voile intégral pour obtenir le même prix que tout le monde. 
Quand les enfants m'interpellent, si je me retourne, bien souvent ils s'en vont en courant, certains me demandent de l'argent, d'autres apprécient que je les prenne en photo et mon appareil m'a souvent aidé à créer un lien.
Même si cela n'a rien à voir avec les discriminations injurieuses du racisme à la française, ces égards particuliers et incessants me turlupinent.



Souvent les gens demandent si Budi est mon employé (ce qui ne manque pas l'énerver un petit peu), puis ils sont hyper surpris d'apprendre que nous sommes mariés, et nous demandent comment cela est possible... Mais enfin, je ne suis pas une extra terrestre ni lui un orang-outan!

Un jour que nous empruntions comme les gens du coin un passage "pirate" emprunté par les gens de ce quartier, au travers d'une clôture pour traverser une voie ferrée, un passant est resté immobile, les yeux ronds, bouche bée derrière nous pendant un bon moment. Le Sultan de Yogyakarta dansant la samba en public ne lui aurait pas causé plus d'étonnement je crois.
A Jepara, je me déplace souvent en vélo, les premières fois j'ai entendu sur mon passage "Londo pakai sepeda!" = "un blanc sur un vélo! " comme si c'était un truc de dingue, du jamais vu. Dans un petit resto un jour, en commandant un plat local, j'ai suscité l'hilarité générale. C'était du jengkol, une sorte de haricot qui pousse dans un arbre, au goût prononcé et à la digestion un peu difficile, une nourriture pas très classe en somme mais qui ne rebute pas une mangeuse de fromage.

Bref, dans la tête des gens ici le blanchot reste un être vivant dans un monde sophistiqué  parallèle au leur et ça leur fait tout chose quand nos univers se croisent. 



Les canons de beauté indonésiens dénigrent les peaux foncées, ça fait paysan, arriéré. Les publicités montrent des acteurs au teint pâlot tandis que les vrais gens ont un joli teint cuivré. On vend du décolorant pour la peau comme en France du fond de teint brun. Mon mari a la peau brune (et c'est plus bel homme de la terre selon les plus fins connaisseurs), il a reçu parfois les quolibets des petites canailles. J'ai récemment rencontré une indonésienne mariée avec un nigérian qui s'attristait de voir ses enfants rejetés par les autres à cause de leurs cheveux en pétard et de leur peau métissée, dans le "mauvais" sens. Notre fils en revanche est loué pour sa beauté et on lui pince les joues sur les marchés en s'extasiant. 

Tous ces comportement impliquent l'idée d'une race blanche supérieure et je suis bien mal à l'aise d'être malgré moi l'actrice d'un scénario fabriqué dans la tête des gens par une histoire mondiale dont je suis le produit, certes mais pas individuellement responsable, et que je ne cautionne pas non plus particulièrement.

La longue colonisation de l'Indonésie et l'influence des sociétés occidentales dans le monde expliquent en partie ce complexe d'infériorité mais ne le rendent pas plus acceptable. 
D'autant qu'il est compensé aussi par certaines réactions de rejet, rarement vécues et plus sourdes, mais certains regards ne trompent pas. 



Les informations relatent les manifestations de groupes extrémistes qui clament haut et fort leur opposition aux valeurs véhiculées par la culture occidentale, mais au quotidien je n'ai jamais eu à souffrir de comportements agressifs du à ma "boulétude". 
Simplement en dehors des relations familiales et amicales, on fait forcément toujours cas de mes origines, et à la longue c'est frustrant d'être toujours considérée comme une blanchette au lieu d'une personne comme une autre.

Les trois images plus haut sont des détails de photos prises un jour que j'allais faire une course à Jepara avec mon fils sur le porte bagage. Face à nous une sorte de parade, un défilé de gens plus ou moins déguisés s'avançait en musique. Nous nous sommes arrêtés un instant pour apprécier le spectacle et essayer de comprendre en quel honneur tous ces gens paradaient, en me voyant ils se sont mis à crier joyeusement "Londo! Londo!" et redoublèrent d'enthousiasme en voyant mon appareil photo. En regardant de plus près ces photos, j'ai pu constater que ma "blanchitude" avait inversé la dynamique normale d'une parade, c'étaient eux qui observaient le public, enfin... une spectatrice seulement. L'arroseur arrosé.