mercredi 4 juin 2014

Genjer-Genjer

Reprise ici par Filastine, Genjer-genjer est une chanson populaire à l'histoire particulière.

Ecrite dans les années 40 par M. Arif, elle évoque la vie difficile des indonésiens sous l'occupation japonaise. A l'époque on peine à se nourrir et pour agrémenter le riz blanc les javanais cueillent le "genger" une sorte de mauvaise herbe poussant parmi les rizières, dont le nom scientifique est "Limnocharis flava".

Photo: Rik Schuiling / TropCrop - TCS


Les paroles sont en javanais, voici une traduction:
Genjer-genjer nong kedokan pating keleler
Genjer-genjer nong kedokan pating keleler
Les genjers sont répandus dans les carrés de rizière

Emak'e thole teko-teko mbubuti genjer

Emak'e thole teko-teko mbubuti genjer
Une mère vient arracher les genjers

Ulih sak tenong mungkur sedhot sing tolah-toleh
Après avoir rempli une corbeille elle part sans regarder derrière elle

Genjer-genjer saiki wis digowo mulih
Les genjers sont ramenés à la maison
Genjer-genjer esuk-esuk didol ning pasar
Genjer-genjer esuk-esuk didol ning pasar
Les genjers sont vendus au marché tôt le matin

Dijejer-jejer diuntingi podho didhasar

Dijejer-jejer diuntingi podho didhasar
Tous alignés, rassemblés en paquet, présentés sur l'étal

Emak'e jebeng podho tuku nggowo welasah
Des mères les achètent et les mettent dans leur panier

Genjer-genjer saiki wis arep diolah
Les genjers vont être cuisinés
Genjer-genjer mlebu kendhil wedang gemulak
Genjer-genjer mlebu kendhil wedang gemulak
Les genjers sont plongés dans la marmite d'eau bouillante

Setengah mateng dientas yo dienggo iwak

Setengah mateng dientas yo dienggo iwak
Cuits à point, égouttés, servis en accompagnement

Sego sak piring sambel jeruk ring pelonco
Une assiette de riz, de la sauce pimentée au citron, sur le divan

Genjer-genjer dipangan musuhe sego
On mange le genjer avec du riz

Ces paroles d'une inoffensive simplicité sont pourtant celles d'une chanson qui va marquer l'histoire moderne de l'Indonésie.
Pendant l'euphorie de l'indépendance "Genjer-genjer" est reprise par deux chanteurs populaires, Lilis Suryani et Bing Slamet.




Le PKI ensuite, parti communiste indonésien en plein essor jusqu'en 1965, en fait une sorte d'hymne, cette chanson évoquant la dure condition des travailleurs qu'il entend défendre.

Pour résumer grossièrement les événements troubles de 1965, qui virent le pouvoir passer des mains de Sukarno, le président de l'indépendance, à celles du général Suharto, on doit évoquer le massacre d'une partie de l'état major de l'armée de terre, qui fut attribué aux communistes, à la suite de quoi Sukarno fut mis à l'écart et Suharto pris la direction du pays, jusqu'en 1998.

Il était donc important pour Suharto de bien faire comprendre à son peuple que les communistes étaient d'affreux conspirateurs assoiffés de sang, il fit donc tourner un film de propagande largement diffusé, notamment en séance scolaire obligatoire, et ce, dès l'école primaire.

Voici un extrait de ce film qui met en scène le massacre sanguinolent et tragique des héros de la nation par des impitoyables communistes, qui scandent "genjer,genjer" comme un cri de guerre:





Les premières années de l'ordre nouveau instauré par Suharto furent marquées par une redoutable chasse aux sorcières envers toute personne ayant de près ou de loin eu des sympathies communistes, on dit que près d'un million de personnes furent massacrées, beaucoup d'autres jetées en prison. 

La chanson "genjer-genjer" fut désormais interdite.



Le documentaire de Joshua Oppenheimer "the Act of killing" ramène durement aux consciences la réalité de ce génocide et ses liens avec l'Indonésie actuelle qui peine parfois à en reconnaître la réalité et l'injuste cruauté. Ces derniers mois encore, des rassemblements à la mémoire des victimes ont été violemment attaqués par des groupes sans doute nostalgiques du bon vieux temps où l'on avait trouvé une bonne raison de faire couler le sang.

Aujourd'hui on peut chanter "Genjer-genjer" en liberté mais en traversant les décennies la mélancolie de cette douce mélodie s'est amplifiée.






vendredi 16 mai 2014

Les palais d'Orient


Je mènerai mon enfant
Partout où je n'ai pas été
Avec lui sur du marbre blanc
Dans des palais d'Orient
Je rirai aux gens de couleur.

Et aussi sous le soleil clair
Qui éclaire toute la terre
Pour ceux qui n'ont jamais pu faire
Tout ce que j'ai fait

Pour ceux qui n'ont pas vu
Tout ce que j'ai vu.

Paul Eluard



Longtemps Java fut partagée en plusieurs royaumes; aux raja hindouistes et rois bouddhistes succédèrent les sultans musulmans, et quand progressivement les hollandais imposèrent leur suprématie dans la région, ils les laissèrent en place tout en les soumettant, les instrumentalisant  dans la politique coloniale,  en favorisant même la régence de nouveaux souverains, divisant ainsi pour mieux régner, si bien qu'il y avait parfois plusieurs sultans sur de petits territoires.



Aujourd'hui leurs descendants vivent toujours dans les demeures seigneuriales qu'on nommera palais pour forcer le trait "conte de fée" mais ce terme emphatique déçoit parfois ceux qui ont en tête les ors de Versailles ou les arabesques du Taj Mahal.

Certains d'entre eux se visitent, voici donc ceux que nous avons vu à Java:

Yogyakarta

Keraton vient du mot javanais "ratu" qui signifie  "roi" et désigne le royaume ou la résidence du souverain.

Celui de Yogyakarta est de loin de plus vivant. 
Le sultan de Yogyakarta est le seul à avoir conservé un rôle politique, il est le gouverneur de la Province de Yogyakarta qui porte le nom de "territoire spécial", un héritage politique récompensant le rôle du père de l'actuel sultan pendant la guerre d'indépendance.




Il n'est pas apparenté au capitaine Spoke, ces oreilles d'elfe sont des bijoux.


Le palais est une vaste enceinte clos de hauts murs où se succèdent différentes cours ombragées d'arbres majestueux, autour desquelles s'élèvent d'élégants  bâtiments: la résidence du Prince, ci dessus, évidemment privée, de vastes pendopos qui sont des bâtiments sans murs extérieurs, et des salles où sont exposés trésors, palanquins et carrosses princiers. 


 







L'enceinte du palais est un lieux de culture très vivant où se jouent quotidiennement  concerts de chant classique, danses ou spectacles de wayang.




wayang








Dans la galerie de portraits, on peut observer que les attitudes aristocratiques ont quelque chose d'universel.


Dans les cours, les nombreux gardes du sultans vont et viennent, balaient ou papotent, assis nonchalamment. Avec les artistes, ils sont les gardiens de l'âme du Palais et de la tradition, les sujets dévoués du Sultan, honorés de la charge qui leur est confiée, vivant en dehors de l'enceinte du palais dans ce qu'on appellerait chez nous "la vieille ville" qui appartient au Sultan, autour du Kraton. 



Les ruelles enchevêtrées de la vielle ville mènent aussi à Taman Sari, le Palais d'eau, autrefois lieu de méditation et de détente du Sultan, on dit qu'il jetait une fleur dans la piscine et que celle de ses femmes qui l'attrapait gagnait la chance de partager l’alcôve de leur royal mari.



Solo/Surakarta

La ville de Yogyakarta porte le diminutif de Jogja, le surnom de Surakarta est Solo. 
Sans expliquer clairement ce nom double, on peut imaginer que "Solo" se rapporte aux lieux eux-même puisque c'est le nom d'une rivière, et que Surakarta renvoie à Royaume ou bien qu'il est lié au déplacement de la ville, d'abord en 1745 après que les hollandais aient détruit Kota Gede près de Yogyakarta, le royaume de Mataram migra vers  l'est, et par la suite, d'après ce que m'ont dit les habitants du quartier de Laweyan, un incendie obligea une nouvelle fois le Palais à se délocaliser depuis ce quartier jusqu'à  son emplacement actuel.



Par chance, ce sultan là a l'envergure juste assez large pour exposer l'ampleur de ses mérites.


Des gardes de chair et d'os,  de bronze ou de bois, se tiennent impassibles devant les portes. 
Quoique le dernier ait l'air de nous inviter à une valse immobile.

Egalement constitué d'une succession de cours, le Kraton de Solo n'a pas la majesté de celui de Yogya mais conserve un charme indéniable, moins apprêté. 



Deux d'entres elles sont ouvertes aux visiteurs, la première rappelle la disposition d'un cloître, une longue galerie bordant le jardin intérieur donne sur de nombreuses salles d'exposition.




Tel le vestige d'un monument naturel, cette souche est honorée d'un petit pendopo.

Voici quelques uns des trésors des sultans de Solo:








Fresque 3D représentant la lutte contre l'occupant hollandais.









Si les sultans sont des souverains musulmans, les pratiques religieuses au sein de leur Palais, comme chez beaucoup de javanais, conservent le souvenir bien vivant des croyances hindouistes antérieures.

On trouve au milieu de la seconde cours intérieure quelques offrandes encore fumantes (ci-dessous à droite). 








 Ces dames veillent à ce que les visiteurs ne franchissent pas la ligne matérialisée par un fil tendu dans le sable de la cours, qui délimite l'espace privé de la famille du sultan.



Ce jour là, un orateur yéménite, véritable descendant du prophète d'après la rumeur, venait prêcher à Solo, aussi la vieille ville était-elle emplie de ses adeptes revêtus de leur vêtements les plus blancs, qui accentuaient l'ambiance "contes des milles et une nuits".



Cirebon

Le keraton Kasepuhan




Située à la limite des provinces de Java Ouest et Java Centre, Cirebon est ouverte sur la mer de Java. Cette côte qui s'étend sur la façade nord de l'île, le Pasisir, accueillit de tout temps les navigateurs indiens, chinois, arabes ou européens, et ce palais est particulièrement marqué par le passage des portugais.



Afin d'établir de bonnes relations avec le souverain, les navigateurs portugais offraient des faïences, où peut être s'agissait-il de monnaie d'échange, mais on peut voir sur les façades extérieures du palais des assiettes peintes fixées aux briques rouges, ainsi détournées en ornements architecturaux. Les murs extérieurs de la salle de réception sont aussi ornés de carreaux de faïences semblables aux "azuleros", ils illustrent la vie quotidienne de l'époque et les aléas des grandes navigations.




Dans les vitrines du musée, parmi les armes, les bijoux et les bois sculptés, derrière une vitrine poussiéreuse sont exposées les côtes de maille de navigateurs portugais. Comme elles sont suspendues à des cintres, cela leur donne du volume et un aspect fantomatique qui m'a troublé, ces objets donnent corps à l'exploit extraordinaire qu'étaient ces grandes navigations du XVIème siècle,  l'aventure absolue.


  

Peut être aussi que les faïences n'étaient pas des cadeaux mais des butins et ces côtes de maille des trophées de guerre?



Ces frontons en volutes renvoient au motif emblématique de Cirebon, le "Mega Mendung" qui représente les nuages dans un style chinois et qu'on retrouve sur le batik de Cirebon.

Les batiks, ces tissus imprimés pour beaucoup à la cire de façon traditionnelle, ont une histoire intimement liée à celle des sultans; jusqu'à 1930 le port du batik était réservé à l'aristocratie, il a ensuite été démocratisé, il est à présent un emblème de la culture indonésienne, porté par tous, c'est même une obligation pour certains fonctionnaires et écoliers un jour par semaine.


Ce sultan là semble moins sujet au culte de la personnalité imposé dans les deux précédents palais, même si l'on évoque sa présence avec déférence, pas de portrait en pied, il se fait plus discret. J'ai juste aperçu au travers des vitres dépolies à l'ancienne, son chat blanc angora, promené en laisse.



Le palais du sultan de Kasepuhan est également composé d'un grand parc agrémenté de bassins, où les gens du coin viennent pêcher, et les enfants jouer.





Près de la sortie, ce qui semble être la maison du gardien figure idéalement l'élégance et la simplicité de la maison javanaise.



Kraton Kanoman

Non loin du précédent palais, le Palais Kanoman renvoie un peu à celui de la belle au bois dormant.



Les premières cours sont désertes, sans doute autrefois se tenaient là des forums ou des marchés, à présent les activités commerciales du secteur sont concentrées dans le marché voisin, grouillant d'activité, contrastant avec le calme parfait qui règne entre les murs du Palais.






       


Les lourdes portes du musée ont été ouvertes juste pour les seuls visiteurs que nous étions, sur un carrosse tout droit sorti d'une fable "heroic fantasy" et d'autres antiquités.







Ici aussi, peu de portrait du sultan, simplement une grande photo de lui, parmi les tombes du mausolée de Sunan Gunung Jati, l'un des 9 saints de Java, les Wali Songo, qui introduisirent l'Islam à Java à partir du XIVème siècle. Les sultans de Java rattachent leur généalogie à certains de ces saints d'origine arabe, qui eux-même descendraient du Prophète Mohammed.


Le guide du Palais (ci dessous, moustachu) à la courtoisie digne d'un majordome, m'accompagna ensuite dans mes déambulations avec des commentaires dont je ne comprenais qu'un faible pourcentage. 


Il me fit passer la porte qui protégeait le secteur plus privé de la famille du sultan.


Quand je questionnais mon guide sur les activités professionnelles d'un sultan en démocratie, il leva les mains et les yeux vers le ciel dans un geste de prière (déduisant sans doute d'après mon sourire d'acquiescement benêt que certaines de ses paroles m'échappaient complètement, et qu'il valait mieux communiquer par geste). 

Effectivement d'après l'aspect de certaines dépendances, on conçoit que les préoccupations du souverain soient davantage tournées vers des questions spirituelles.


Le côté délaissé du palais est habité par une bande de singes irrespectueux du protocole, accentuant l'impression d'une dynastie finissante en un lieu où la forêt reprendrait ses droits.


Et un chat, même pas angora, défend sauvagement sa portée sur les marches du Palais. 


Finalement on ne s'embarrasse plus tellement du protocole chez les humains non plus au Kraton Kanoman, puisque j'ai été invitée sans autre forme de cérémonie à taper la discute avec Monsieur le frère du Sultan qui prenait le frais sous un arbre de la cours, à propos des charmes de la tour Eiffel et du batik de Cirebon, qui serait fabriqué à Pekalongan... Mais où va le monde?

Admirez le profil, attestant des origines arabes de la famille, et surtout le tee-shirt attestant plus sûrement de son sens de l'humour.

La maison de Danar Hadi

Revenons à Solo, visiter une belle demeure qui n'a rien d'aristocratique, mais dont la disposition rappelle celle des Palais, et le raffinement de la décoration celui des Kraton du temps de leur splendeur.





La maison de Danar Hadi est une prestigieuse entreprise qui fabrique du batik haut de gamme, elle est composée d'un immense atelier, d'une boutique, d'un musée et d'un fameux restaurant.








Malheureusement, la splendide collection du musée ne peut être prise en photo, comme la boutique, mais ceux qui souhaitent en voir iront lire ici:



Dans ce musée j'ai été frappée par la mise en scène de la famille Danar Hadi, les portraits immenses des différentes générations tapissent les murs au dessus des batiks, rappelant immanquablement les portrait royaux des Kratons de Yogya et Solo. 
En s'appuyant sur le batik, l'un des anciens attributs de la royauté, la famille Danar Hati donne l'air de se hisser au rang des aristocrates, sans légitimer son statut par une noble ascendance, mais en imposant son influence dans l'industrie du luxe indonésien.
"The house of Danar Hadi" est le reflet brillant d'une facette de cette culture raffinée.